SPLEEN ET IDÉAL

BÉNÉDICTION

Lorsque, par un décret des puissances supremes,
Le Poëte apparaît en ce monde ennuyé,

L’ALBATROS

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

ÉLÉVATION

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,

CORRESPONDANCES

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles,

J’aime le souvenir de ces époques nues

J’aime le souvenir de ces époques nues,
Dont Phœbus se plaisait à dorer les statues.

LES PHARES

Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,

LA MUSE MALADE

Ma pauvre muse, hélas ! qu’as-tu donc ce matin ?
Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,

LA MUSE VÉNALE

Ô muse de mon cœur, amante des palais,
Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées,

LE MAUVAIS MOINE

Les cloîtres anciens sur leurs grandes murailles
Étalaient en tableaux la sainte Vérité,

L’ENNEMI

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils ;

LE GUIGNON

Pour soulever un poids si lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage !

LA VIE ANTÉRIEURE

J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,

BOHÉMIENS EN VOYAGE

La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits

L’HOMME ET LA MER

Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme

DON JUAN AUX ENFERS

Quand Don Juan descendit vers l’onde souterraine
Et lorsqu’il eut donné son obole à Charon,

CHÂTIMENT DE L’ORGUEIL

En ces temps merveilleux où la Théologie
Fleurit avec le plus de séve et d’énergie,

LA BEAUTÉ

Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,

L’IDÉAL

Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,
Produits avariés, nés d’un siècle vaurien,

LA GÉANTE

Du temps que la Nature en sa verve puissante
Concevait chaque jour des enfants monstrueux,

LE MASQUE

Contemplons ce trésor de grâces florentines ;
Dans l’ondulation de ce corps musculeux

HYMNE À LA BEAUTÉ

Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,
Ô Beauté ? ton regard, infernal et divin,

PARFUM EXOTIQUE

Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne,
Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,

LA CHEVELURE

Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !

Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne

Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne,
Ô vase de tristesse, ô grande taciturne,

Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle

Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle,
Femme impure ! L’ennui rend ton âme cruelle.

SED NON SATIATA

Bizarre déité, brune comme les nuits,
Au parfum mélangé de musc et de havane,

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche on croirait qu’elle danse,

LE SERPENT QUI DANSE

Que j’aime voir, chère indolente,
De ton corps si beau,

UNE CHAROGNE

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :

DE PROFUNDIS CLAMAVI

J’implore ta pitié, Toi, l’unique que j’aime,
Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.

LE VAMPIRE

Toi qui, comme un coup de couteau,
Dans mon cœur plaintif es entrée ;

Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive

Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive,
Comme au long d’un cadavre un cadavre étendu,

REMORDS POSTHUME

Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d’un monument construit en marbre noir,

LE CHAT

Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux ;
Retiens les griffes de ta patte,

DUELLUM

Deux guerriers ont couru l’un sur l’autre ; leurs armes
Ont éclaboussé l’air de lueurs et de sang.

LE BALCON

Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !

LE POSSÉDÉ

Le soleil s’est couvert d’un crêpe. Comme lui,
Ô Lune de ma vie ! emmitoufle-toi d’ombre ;

UN FANTÔME

Dans les caveaux d’insondable tristesse
Où le Destin m’a déjà relégué ;

Je te donne ces vers afin que si mon nom

Je te donne ces vers afin que si mon nom
Aborde heureusement aux époques lointaines,

SEMPER EADEM

« D’où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,
Montant comme la mer sur le roc noir et nu ? »